Un "déraillement" un peu Fantastique sur les bords...
Je commence à m'inquiéter du comportement de mes cannes anglaises.
Jusque là, elles se tenaient à peu près tranquilles, se contentant de tomber dans un espace vide, l'une, l'autre ou les deux en même temps, lorsque je ne les avais pas en main.
Mais vendredi, était-ce dû au vent énervant qui soufflait dehors, elles sont tombées trois fois durant mes vingt minutes de passage à l'hypermarché.
J'aurais pu ne rien noter de particulier, sauf que je les ai vues viser sciemment les pieds de deux clientes.
Elles paraissaient pourtant sages, en appui sur un bord de rayon ou sur le rebord du tapis de caisse. Je me suis fait abuser par leur air placide.
Et j'ai remercié le ciel qu'elles ne soient pas en acier tranchant comme la lame d'un couteau. Car, comme un éclair, elles sont tombées l'une puis l'autre, puis les deux ensemble, sur le pied de deux clientes. Violemment. Comme si elles avaient voulu rendre des comptes. Comme si les deux pieds visés (des pieds droit, comme mon pied en convalescence) avaient été choisis avec soin parmi les autres pieds côtoyés, cibles potentielles.
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Je me demande quel pouvoir elles ont senti chez ces femmes. Dans le pied droit de ces femmes.
Je comprends qu'elles ne les ont pas choisies au hasard.
La première était une bourgeoise vêtue d'un manteau beige, au visage émacié et vieilli, à la teinture blonde pâle, l'air triste et ailleurs. Elle a à peine regardé la béquille sur son pied, m'a jeté un rapide coup d'œil et sans un mot, est retournée à la lecture de son étiquette.
La seconde était une jeune femme élancée, au beau visage encadré de cheveux sombres. Son air "bobo" ne masquait pas son mauvais goût en matière de vêtements. Sur le tapis, elle avait posé des articles portant la mention "AB".
Le premier coup de béquille lui a fait lâcher un petit cri. Douleur, surprise, je n'ai pu le déterminer et elle ne m'a pas aidée à y voir plus clair. Elle m'a regardé d'un air sévère, presque méprisant pendant que je lui demandais de m'excuser. Puis, j'ai voulu savoir si elle avait mal. Son visage s'est adouci, tout en gardant un soupçon de sévérité, et sans sourire, elle m'a répondu que ça lui avait fait mal sur le moment, que maintenant ça allait. Et puis qu'elle avait été surprise. Je m'excusai à nouveau et entrepris de caler soigneusement mes cannes contre la fixation du ruban qui sert à barrer le passage lorsque la caisse est fermée.
Habituellement, tout se passe bien à ce niveau de ma progression le long du tapis roulant. Mais, ce vendredi, mes cannes ont décidé de faire un doublé : tomber ensemble sur le pied droit de la même cliente. Qui a repoussé un cri, et qui m'a regardée d'un air excédé. J'étais très embarrassée. J'ai commencé à me sentir mal à l'aise. Comment expliquer que parfois, vos cannes vous semblent être de simples objets dociles, alors qu'à d'autres moments, il vous semblerait qu'elles deviennent des objets pensants, indépendants, et à ce moment précis, vengeurs ?
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Se peut-il que des objets puissent ressentir les émotions de leur propriétaire, et s'en faire l'arme pensante qui choisira ses cibles ?
Se peut-il que mes cannes aient décidé de frapper un grand coup ? Sur les pieds de femmes indifférentes ou intolérantes ?
Se peut-il que mes braves assistantes à la marche aient juger qu'il était temps que je reçoive un peu plus de considération. Et qu'elles même soient jugées comme le prolongement d'une personne, et non comme un simple objet utile ?
Je viens de comprendre quelque chose : mes cannes ne sont pas des psychopathes. Elles ne frappent pas au hasard.
Elles ont simplement le souci de la justice.
Elles veulent mettre de l'ordre là où il y a désordre.
Ça ne marche pas à tout les coups...
L'indifférence est restée indifférente.
Mais l'intolérance a cédé du terrain : la dame "bobo" hautaine et sévère a finalement esquissé un très discret sourire pendant notre dernier échange verbal, tandis qu'elle me regardait encore sévèrement. Elle semblait vouloir me signifier que c'était intolérable que je ne puisse pas empêcher mes cannes de tomber sur son pied et en même temps que tout ceci n'était pas bien grave. Contradictoire.
Et puis, contre toute attente, elle m'a proposé de passer devant elle.
En temps normal, j'aurais refusé, elle n'avait posé que quelques articles sur le tapis et ça allait bientôt être son tour. Mais j'ai accepté. Pour ne pas l'offenser. Et parce qu'elle avait fait un pas vers la tolérance et la compréhension.
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Depuis ce jour là, je surveille plus étroitement mes cannes quand elles ne sont pas dans mes mains. Je ne veux pas risquer qu'elles chutent à nouveau sur le pied de quelqu'un. C'est trop embarrassant.
Et puis... Je pourrais m'être trompée.
J'ai beau préférer leur imaginer une conscience qui s'accorde à la mienne, je ne peux m'empêcher de penser qu'elles pourraient avoir une conscience propre, n'agissant que dans leur propre intérêt, en total égocentrisme et dès que ma vigilance se relâchera, elles en profiteront pour faire réellement mal à quelqu'un.
Pour leur propre plaisir.
Je préfère ne pas penser au froid qui pourrait parcourir mon dos...